Eté 1913 : aux Vieux-Colombier, Jacques Copeau veut réinventer le théâtre

Le directeur de la Nouvelle Revue Française ouvre en octobre son théâtre parisien. Dans cette attente, il a recruté onze comédiens, qu'il “décabotinise” à la campagne afin d'en faire les acteurs d'une vraie renaissance théâtrale.

Par Fabienne Pascaud

Publié le 03 août 2013 à 00h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 05h03

«Par tous les moyens leur donner un esprit nouveau. Les isoler. Les nettoyer. » Plutôt radical, le désir de Jacques Copeau, dans la chaleur de ce mois de juillet... Il a 34 ans. Pour l'ouverture tant attendue de son Théâtre du Vieux-Colombier, le 25 octobre prochain, il a recruté fin mai onze jeunes comédiens, qu'il s'efforce maintenant de former, du côté de La Ferté-sous-Jouarre, dans la maison champêtre du Limon, où, loin des corruptions urbaines, il vit avec femme et enfants depuis 1910. Les « décabotiniser », répète sévèrement celui qui avoue hésiter continuellement entre devenir ermite ou directeur de théâtre. « Il ne s'agit pas de génie, ni même d'invention ou de ressources techniques approfondies, mais simplement de discipline, de subordination, d'harmonie et, avant tout, d'honnêteté. Nous ne sommes pas dans une époque où tout cela se manifeste naturellement. Il faut une rééducation. » (1)

A ses heures plus violentes, il parle même d'« endoctrinement ». Histoire de mieux faire saisir à la troupe naissante qu'elle doit obéir à d'autres lois que la recherche de l'effet, qu'elle « sert » un art et doit en être responsable devant la cité. Dès le 1er juillet, dès l'arrivée de la bande, aussitôt logée chez les artisans des environs, il faut la soumettre à une « influence supérieure à celle de la simple instruction professionnelle », créer autour d'elle un climat moral sur lequel fonder le travail. Mais sans certitudes, en se remettant continuellement en question : « Se perfectionner mais pas trop — savoir mais pas trop », leur assène Copeau... Il se méfie de tout ce qui donnerait trop d'assurance au comédien et risquerait de le figer dans son jeu.

Dès 9h30, installés dans l'ancien moulin au fond du vieux jardin aux allées bordées de buis, aux grands arbres et aux murs tapissés d'espaliers. Ils ont même des amendes s'ils sont en retard aux répétitions ! Pour expérimenter face aux autres leurs capacités de rôle en rôle, ils ont d'emblée travaillé une douzaine de pièces avant de se concentrer, enfin, sur les six que Copeau a choisi de donner en alternance dès l'ouverture du théâtre. Une Femme tuée par la douceur, de l'élisabéthain oublié Thomas Heywood (1574-1641), L'Avare, L'Amour médecin, Les Fils Louverné (de l'ami Jean Schlumberger), Dom Juan et La Nuit des rois, de Shakespeare : Copeau veut un programme éclectique de farces et de tragédies, de classiques et de modernes, pour aborder le théâtre sous tous ses aspects. Il faut le révolutionner dans sa globalité. Les acteurs en travaillent encore tous les rôles pour mieux pouvoir choisir le meilleur d'entre eux. Autant mettre son orgueil et sa susceptibilité en bandoulière ou faire deux séries d'abdos. « Ils sont encore bien mauvais, il me faudra au moins deux ou trois ans pour avoir une troupe convenable », commente impitoyablement Copeau.

C'est qu'il les a choisis à l'intuition avec le complice Charles Dullin, dans l'atelier même de Dullin, au pied du Sacré-Coeur. Il connaît le comédien — qui gagne sa maigre pitance en disant des poèmes dans les cabarets montmartrois — depuis qu'il a été au Théâtre des Arts l'admirable Smerdiakov de son adaptation des Frères Karamazov, en 1911. C'était son premier essai théâtral, son premier succès critique. Celui qui donna enfin l'envie à ce brillant touche-à-tout, jusqu'alors velléitaire, de s'engager enfin dans une voie. Après avoir été vendeur dans une galerie d'art, avoir cofondé en 1909, avec quelques amis, dont André Gide et Jean Schlumberger, une exigeante revue littéraire, la Nouvelle Revue Française (NRF), dont il est le directeur depuis l'an passé, Copeau hésite en effet constamment. Etre critique dramatique, écrire lui-même des pièces, jouer, diriger, entraîner ?

Jacques Copeau. © Rue des Archives/PVDE

Jacques Copeau. © Rue des Archives/PVDE

Désormais il ne se pose plus de questions. Si Gide est rétif au théâtre, qu'il appelle le « machin », ses amis de la NRF ont trouvé les moyens financiers d'ouvrir et de restaurer la salle du Vieux-Colombier, dénichée une fois encore par Dullin. Gallimard et Schlumberger sont les principaux actionnaires. Ils estiment que les idées théâtrales de Copeau sont en droite ligne de celles que défend la NRF ; le Vieux-Colombier sera leur antenne « scénique ». Les travaux s'y activent tout l'été. Plus de temps à perdre, non plus, au Limon. Un échalas à la tignasse brune y tient activement le journal de bord des répétitions, dont il est l'increvable régisseur technique en même temps qu'il joue : ce forcené, déjà indispensable à Copeau, est l'époux de la gouvernante de ses deux fillettes, un certain Louis Jouvey, qui a remplacé le « t » final de son patronyme pour se ­différencier d'une famille hostile à sa carrière de comédien...

Certes, le théâtre prôné par Copeau est à l'opposé de celui qui se pratique sur les scènes parisiennes, qu'il conspue à l'excès. Il est même en train d'écrire « un essai de rénovation dramatique », comme il dit, pour le numéro de septembre de la NRF... C'est que depuis 1907, où il a remplacé Léon Blum à la critique dramatique de La Grande Revue de Jacques Rouché, sa rage s'est accumulée contre les théâtres de diver­tissement trop commerciaux, où les acteurs multiplient effets, trucs et tics. « Partout le bluff, la surenchère de toute sorte et l'exhibitionnisme de toute nature parasitant un art qui se meurt... partout veulerie, désordre, indiscipline, ignorance et sottise, dédain du créateur, haine de la beauté ; une pratique de plus en plus folle et vaine, une critique de plus en plus consentante, un goût du public de plus en plus égaré... »

Copeau est un indigné. Et le clame. Il faut faire table rase. Pour retrouver santé et vie, le théâtre réformé devra repousser tout ce qui « est vicié dans sa forme, dans son fond, dans son esprit, dans ses moeurs ». Il faut retrouver, à tout niveau — technique, administratif, artistique —, les vertus d'honnêteté, de simplicité, de sincérité. Alors seulement pourront s'épanouir l'humanité, la vérité, essentielles à l'art dramatique.

Copeau a tout prévu dans le détail. Pour le Vieux-Colombier, une sage gestion, une modeste économie. Avec alternance de trois spectacles par semaine pour offrir au public la variété — chefs-d'oeuvre classiques européens, ouvrages modernes consacrés et créations contemporaines —, le fidéliser ainsi et limiter les risques financiers d'un insuccès. Une troupe fixe et sans privilèges pour assumer la diversité du répertoire. S'il ne cesse d'affirmer combien c'est le texte, seul, qui fonde le théâtre, Copeau reconnaît toutefois l'importance du metteur en scène. Car il n'en existe même pas dans le premier théâtre de France, cette Comédie-Française chaotique où les sociétaires font la loi au gré de leurs intérêts au jour le jour, sans que leur administrateur ose rien y redire.

L'interieur du théatre, à Paris. © Archives Municipales d eBeaune - Fonds Copeau-Dasté

L'interieur du théatre, à Paris. © Archives Municipales d eBeaune - Fonds Copeau-Dasté

Jules Claretie a bien engagé le comédien Lucien Guitry, père de Sacha, pour superviser les mises en place et répétitions, mais les sociétaires viennent s'ils veulent. Cécile Sorel s'habille même sans complexe à la mode du jour pour jouer les classiques... Le patron du second théâtre de France — l'Odéon — André Antoine, ex-fondateur du Théâtre-Libre, auquel Copeau rend hommage du bout de la plume, osa, lui, imposer sa patte sur le plateau. Des décors ­naturalistes censés donner au public le sentiment d'assister à une tranche de vie. Des comédiens qui parlent naturellement, loin des habituelles déclamations ampoulées à l'avant-scène...

Jacques Copeau répugne à tous les systèmes, naturaliste, symboliste, poétique... Il se méfie de toutes les innovations. Le Châtelet a bien présenté voilà quelques semaines La Pisanelle ou la Mort parfumée, de Gabriele d'Annunzio, mis en scène par le grand expérimentateur de formes russe Meyerhold, Copeau se fiche des audaces esthétiques. Estime que le metteur en scène doit uniquement faire régner entre les personnages une « mystérieuse correspondance des rapports faute de quoi le drame, même interprété par d'excellents comédiens, perd la meilleure part de son expression ».

Dans le jardin du Limon, les onze, décabotinisés, sont épuisés. Mais ont hâte d'aller en découdre au Vieux-Colom­bier. André Antoine vient de généreusement écrire à ses abonnés de s'intéresser de très près à leur entreprise. De petites affiches orange commencent à être placardées partout aux alentours du 6e arrondissement. « Appel à la jeunesse, au public lettré, à tous... » y lit-on. Les onze se sentent des ailes de pionniers, ou de religieux. Une régénérescence théâtrale grâce à eux va s'accomplir. Père Copeau sans fin le leur clame : « Que les autres prestiges s'évanouissent et, pour l'oeuvre nouvelle, qu'on nous laisse un tréteau nu. »

 


Une année de changements

10 mars : La sculptrice Camille Claudel est internée par sa famille à l'asile de Ville-Evrard, à 48 ans.

Mai : A 68 ans, Sarah Bernhardt achève sa tournée américaine, avec son amant, le comédien Lou Tellegen, de quarante ans son cadet.

Juin : Georges Feydeau quitte l'épouse qui lui a inspiré ses amères comédies en un acte, et s'installe à l'hôtel Terminus, place Saint-Lazare.

1er juillet : La Comédie-Française joue jusqu'au 25 août à l'Opéra-Comique pour cause de travaux.

Août : Sarah Bernhardt reprend L'Aiglon, d'Edmond Rostand, dans le théâtre qu'elle loue depuis 1899 à la Ville de Paris.

Septembre : Dernière saison d'André Antoine à l'Odéon : il y aura fait monter 58 pièces en 1913, en 346 représentations. Le Faust de Goethe fut son plus grand succès.

 

 

(1) Les textes cités appartiennent aux Registres du Vieux-Colombier, publiés chez Gallimard, autant de volumes admirablement et pieusement édités par la fille même de Copeau, la comédienne Marie-Hélène Dasté, et Suzanne Maistre Saint-Denis.

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